emmanuel pinard

Archipel de la mer d’espace

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Eric Lapierre, juin 2001

Brasilia, une aspiration ancienne

Rio de Janeiro, septembre 1956 : Juscelino Kubitschek, président de la République du Brésil, rend visite à son ami Oscar Niemeyer pour lui demander d’édifier une nouvelle capitale. Le désir du Brésil, maintes fois exprimé depuis 1789, de voir sa capitale transférée de Rio de Janeiro en un lieu situé plus au centre de son immense territoire, trouve là son aboutissement. Si le projet, en raison de son ambition, a été long à aboutir, sa réalisation sera, en revanche, fulgurante, puisque la capitale est officiellement transférée à Brasilia le 21 avril 1960. Le siège de l’Etat abandonne alors la topographie exceptionnelle de Rio pour un vaste et aride plateau à 1000 mètres d’altitude. Lucio Costa sera son urbaniste – il gagne le concours pour le plan pilote en mars 1957 – Oscar Niemeyer son architecte.

Brasilia, un mythe photogénique

Dès l’origine, Brasilia se construit comme un mythe. André Malraux voit en elle “ la première capitale de la nouvelle civilisation ”1, d’autres, “ la première métropole de l’âge nouveau de l’aviation. ”Dans tous les cas, les textes qui lui sont consacrés parent Brasilia des plus beaux atours de la modernité naïve des années cinquante. Cette accession au rang de mythe doit beaucoup aux conditions locales : un pays émergent – quand Kubitschek accède au pouvoir en 1956, l’industrie lourde est quasiment inexistante – se lance dans une entreprise colossale et moderniste. De plus, Le Corbusier s’est rendu au Brésil et a conçu un célèbre projet d’urbanisme pour Rio qui, bien que non suivi d’effets, a contribué à donner du pays l’image d’un lieu réceptif au discours de l’architecture moderne, et à poser les bases du style moderne et tropical qui est, par la suite, devenu sa marque. Mais la construction concrète du mythe de Brasilia s’est fortement appuyée sur la photographie. En effet, même de nos jours, peu de gens se sont réellement rendus sur place, et l’image de la ville s’est, pour une grande part, construite à travers les photographies qui en ont été prises.

Or, ces photographies, à l’instar des publications dont Brasilia a fait l’objet dans les revues d’architecture, s’attachent systématiquement aux mêmes lieux, reproduisant ainsi toujours, aux deux sens du terme, les mêmes clichés : les bâtiments de la place des Trois pouvoirs, qui clôt l’axe monumental bordé des barres des ministères – le dôme du Sénat, la coupe de la chambre Fédérale, les tours jumelles des bureaux administratifs et les deux palais, aux structures kitsch, de la Justice et du gouvernement – arrivent en tête au hit parade des images et des publications. Des quartiers de logements, n’est montré, dans la plupart des cas, que la première des super quadras, ces ensembles regroupant habitations, commerce et équipements de proximité, celle dessinée par Oscar Niemeyer lui-même. Ainsi se construit une image idéalisée et réductrice de Brasilia qui n’a que peu de rapport avec le paysage de la ville réelle. Les quartiers de logements sont par définition, banals, et n’intéressent que peu la plupart des photographes qui, à l’image de Lucien Hervé, notamment, leur préfèrent les pittoresques prouesses formelles des monuments. Assez logiquement, d’une certaine manière, dans la mesure où Niemeyer lui-même poursuivait consciemment cette dimension pittoresque, comme il s’en expliquait lui-même, en 1960 : “ Je voulais que ces bâtiments forment un ensemble nouveau et différent, qui échappât à la routine dans laquelle l’architecture actuelle menace, hélas ! de s’enliser, et qu’ils donnent aux futurs visiteurs de la capitale une sensation de surprise et d’émotion qui les touche. ”

Emmanuel Pinard : un regard résistant

Cette “ sensation de surprise ” est constitutive de la recherche du pittoresque architectural mise en œuvre par les tenants de l’architecture moderne orthodoxe. Emmanuel Pinard, lui, refuse toute forme de pittoresque. A la simple description du “ jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ”, il préfère la description structurelle du territoire de Brasilia. A Paris, les vides, les espaces sans affectation, les délaissés, qu’il photographie inlassablement depuis plus de dix ans, se trouvent toujours dans la périphérie ; à Brasilia, ces vides non qualifiés, ces terrains vagues au sens strict, se trouvent en plein centre du plan pilote de Lucio Costa, fragments de territoire contenus dans les limites d’un plan d’urbanisme qui peine à les coloniser. Pourtant, l’enjeu de Brasilia est bien la colonisation d’un vaste territoire, comme l’explique Costalui-même : “ C’est sa fondation [de Brasilia] qui donnera naissance, ultérieurement, au développement planifié de la région. Il s’agit là d’un acte délibéré de possession, d’une sorte de défrichement, relevant encore de la tradition coloniale. ”

Les photographies habituelles de Brasilia donnent à voir cette colonisation réussie : au milieu de rien, les hommes ont réussi à élever des tours et des œuvres au design futuriste qui font oublier la présence, autour, de milliers de kilomètres de terres peu peuplées et d’une série de villes satellites destinées à absorber le trop-plein de population d’un plan pilote limité à 500 000 habitants.

Ce que représentent les images d’Emmanuel Pinard c’est, en revanche, l’échec de l’urbanisme à planifier réellement un environnement aussi étendu dans un milieu naturel si peu habité. Partout, ou presque, dans ses images, le ciel, immense ; la terre, aride ; souvent, l’horizon qui les joint, à la manière des images de la série NC- NCa sur la plaine de Montesson.

Dans le grand espace ouvert qui caractérise la ville de la seconde moitié du XXe siècle, l’espace public de la ville traditionnelle ne peut plus exister, en dépit de l’acharnement thérapeutique de nombreux praticiens à vainement le maintenir en vie sans tenir réellement compte des situations locales. Le paysage de Brasilia, comme le donnent à voir les images d’Emmanuel Pinard, est fondé sur cette impossibilité de faire exister un aménagement d’espace public au sens traditionnel du terme. Certes, il est possible de tracer des routes larges en pleine ville, et de construire ponctuellement des ensembles relativement denses d’immeubles. Mais, sitôt franchie la limite de la bande d’asphalte en bord de route, sitôt enjambée le garde-corps de la terrasse sur laquelle ouvre le bâtiment, la terre rouge du plateau reprend ses droits. L’espace public de la ville dispersée, c’est le territoire lui-même.

La ville traditionnelle, la ville de pierre, a totalement “ civilisé ” son sol, en y édifiant des bâtiments et en construisant sur toute sa superficie un espace public qualifié : trottoirs, squares, rues pavées ou asphaltées, etc. Dans ce processus de prise de possession par l’espace urbain d’un espace auparavant naturel, la ville traditionnelle tend à faire totalement disparaître son site originel ; sa beauté et sa valeur sont fondées sur cette artificialité exacerbée. A Brasilia, comme le montrent les images d’Emmanuel Pinard, le site originel de la ville ne disparaît jamais, en raison de la dispersion des constructions et des aménagements. Cette tendance de la planification urbaine lourde donne le sentiment, au premier regard, que ces paysages sont chaotiques. Les images d’Emmanuel Pinard à Brasilia sont très proches, de ce point de vue, de celles qu’il a faites à Montesson ou dans la périphérie parisienne qui, elles, sont prises dans des territoires qui n’ont pourtant jamais fait l’objet d’une démarche de planification aussi radicale et sophistiquée que celle de Brasilia : les herbes sèches du Brésil semblent être les mêmes que celles de la périphérie parisienne ; la boue de Montesson se trouve comme asséchée dans ces images de Brasilia prises en dehors de la saison des pluies ; les barres de constructions standardisées semblent elles aussi, bien proches.

Le territoire comme monument

Mais les images d’Emmanuel Pinard disent bien autre chose que ce superficiel chaos. Elles mettent en évidence que le territoire vierge et non colonisable fonde la véritable dimension monumentale de Brasilia. Les monuments, en tant que lieux de permanence porteurs de symbole, sont inhérents à la fondation et à l’existence des villes.Les bâtiments de Niemeyer à Brasilia se veulent être des monuments. Mais l’élément réellement fondateur, permanent, et symbolique de l’essence de cette “ville des savanes ”, c’est la terre sauvage de l’immense territoire brésilien. En photographiant cette présence de la terre, Emmanuel Pinard donne à voir l’essentiel de Brasilia : le fait qu’elle constitue une tentative de colonisation d’un territoire qui résiste. Comme si cette mer d’espace vierge qui environne Brasilia pénétrait de toutes parts, sous l’effet de sa pression, le territoire même de la ville, sous forme de criques, de lagons, de fjords et de mers intérieures. Les images habituelles de Brasilia montrent les îlots construits de cet archipel ; Emmanuel Pinard préfère photographier les états changeants de cette mer d’espace. Pour cette raison, il ne prend quasiment pas l’axe monumental et pas du tout la place des Trois pouvoirs. Dans son image de l’axe monumental, les tours jumelles sont si loin qu’elles font partie du paysage sans le dominer, à la manière des figures humaines dont l’existence se manifeste plus par les traces qu’elles laissent sur le sol que par une réelle présence dans les images.

Et les traces obliques des pas des piétons – des pauvres, de ceux qui n’ont pas de voitures – sur ces vastes étendues témoignent, elles aussi, d’une forme de résistance : la justesse de l’usage se glisse dans l’environnement planifié et lui résiste, avec une intensité symétrique à celle de l’artiste résistant aux facilités d’une architecture simplement photogénique.


1 Cité in “ Une capitale : Brasilia ”, L’Architecture d’aujourd’hui, n° 91-92, octobre-novembre 1960.

2 J. O. de Meira, “ Au Brésil : la création d’une capitale ”, La Construction moderne, n° 2, 1960, p. 43.

3 Oscar Niemeyer “ Mes expériences à Brasilia ”, L’Architecture d’aujourd’hui, n° 90, juin-juillet 1960, p. 9.

4 Célèbre définition de l’architecture selon Le Corbusier reposant sur une notion pittoresque de l’assemblage des volumes, in Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Crès (collection de l’Esprit nouveau), 1923.

5 Extrait du rapport de L. Costa pour son plan d’urbanisme, publié in L’Architecture d’aujourd’hui, n° 80, Oct.- nov. 1958, p. 51.

6 A ce sujet, voir E. Lapierre, “ Photographier l’informe ”, in E. Pinard, NC-NCa, Bruxelles, Arp éditions, 2001.

7 A ce sujet, voir Aldo Rossi, L’Architecture de la ville, Paris, Livre et communication, 1990. Première édition en italien en 1966.

8 Op. cit., note 2, p. 38.

9 Sur la question de la non présence des figures humaines dans les images d’Emmanuel Pinard, voir E. Lapierre, op. cit., note 7.