emmanuel pinard

La Grande Joliette, A. Le Marchand

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Remarques sur la Grande Joliette à Marseille selon Emmanuel Pinard,
par Arnaud le Marchand.

Photographier la périphérie et les espaces intersticiels intérieurs participe d’un débat crucial sur l’évolution de la ville. Ces photographies peuvent être lues comme des témoignages de la perte de la ville classique, ils seraient l’enregistrement de symptômes d’une crise plus vaste. L’étalement urbain est associé aux trappes spatiales à chômage, à la ségrégation, à la perte de la communauté, aux problèmes écologiques. On dénonce alors vite, face à l’attraction paradoxale de ces vues, une fascination morbide, une esthétisation de mauvais aloi. Cette incompréhension est récurrente, elle va de pair avec le regret des anciens centres et des villes compactes. On peut lui opposer plusieurs objections :

La force inhérente à certains de ces espaces et de ces constructions. Un échangeur routier, dispositif reliant le proche et le lointain, donne de fait à penser et sentir. Sur la circulation des personnes, des machines, des récits, sur la proximité et l’enclavement, les sons, les pollutions, les ruines. L’échangeur routier résume bien des aspects de la vie contemporaine du local au global et vice-versa.

La vie dans ces espaces périphériques n’est pas seulement pauvreté, solitude, crime. Elle est aussi invention d’autres quotidiens et d’autres usages de l’espace. D’où d’autres conflits que ceux se mettant en scène dans les centres villes.

Enfin y-a-t-il jamais eu vraiment de villes sans périphéries , sans friches internes et externes, idéalement compactes et consensuelles ? La ville sans coins noirs, sans lacunes, sans spongiosités est un mythe. Penser la ville peut-il se faire sans critiquer cette nostalgie des centres fastueux saturés d’art et de richesse ? N’y a t-il pas des vides aussi nécessaires à l’urbanité que les pleins ?

Le travail d’ Emmanuel Pinard nous invite à cette réflexion. Après avoir exploré les limites incertaines, les friches et les interstices, il fait retour sur des zones anciennes, plus centrales. Depuis le constat des multiples fragmentations actuelles, il pose son regard sur le dock– entrepôt Talabot de Marseille, au bord du bassin de la Joliette,c’est-à-dire sur des équipements patrimonialisés par les institutions après une période où ils ont constitué une friche industrialo-portuaire. Il les reconsidère implicitement par rapport à la périphérie. Avant d’être des bâtiments reconnus pour leur qualités, des lieux de mémoire protégés et investis de nouvelles promesses de développement , ces équipements furent eux aussi pris dans des conflits, organisèrent des circulations, barrèrent la voie à d’autres, posèrent des problèmes nouveaux , comme le font les formes urbaines contemporaines. Ils furent une frontière, une périphérie, un échangeur.

Ces vues du Bassin de La Joliette permettent de passer d’un questionnement à l’autre. En effet, photographier le territoire de la Joliette pose d’emblée une question d’échelle. Emmanuel Pinard y répond de deux façons :

D’abord par le point de vue choisi, celui de la digue du Large. Il y a cohérence entre cette distance et les fonctionnalités du lieu. La digue fut construite pour créer un bassin à la taille des navires qu’il devait recevoir. Leurs dimensions actuelles excèdent largement celles pour lesquels le dock entrepôt fut pensé, et surpassent celle de la cathédrale. Les ferrys à quai les dépassent, alors que comme la petite barge porte conteneurs sur la gauche, ils sont loin d’être les navires amiraux du moment. Ces « mobiles » ont une toute autre dimension que celle des automobiles, d’où l’absence apparente des personnes dans les représentations actuelles des ports. Les photographies industrielles, qui servent aux négociations commerciales ou avec les assurances notamment, sont maintenant le plus souvent prises du ciel et réduisent au détail la forme humaine.

Cette présence des navires renvoie pourtant à la dimension construite du territoire comme réseau mettant en relation des acteurs humains et non humains, à des échelles multiples, permettant de passer directement du quartier à la méditerranée et à la circulation océanique globale.

Le choix du polyptyque plutôt que du panorama unique, ou de la vue aérienne couramment utilisée pour illustrer des territoires de cette importance, aborde la question de l’échelle via la complexité et les pliures du territoire. Irreprésentable d’un seul tenant non seulement par sa taille mais par ses contradictions. La discontinuité délibérée de cette série souligne les enclaves, les parties, les contours non linéaires du quai. Il rappelle les difficultés pour appréhender d’un coup, d’un clic, un tel ensemble malgré sa continuité apparente. Il faut effectivement l’arpenter pour le comprendre et non le voir d’en haut.

Le choix du sujet enfin interroge la question de la ville et des friches. Ce bassin de la Joliette et le dock entrepôt relié au chemin de fer ont marqué comme un repère mémoriel une domination parisienne sur le développement de Marseille. Ce bassin et ce dock d’une grande compagnie n’étaient pas des projets locaux, les marseillais souhaitaient un développement de leur port vers le Sud. C’est donc la matérialisation de la projection de logiques globales, qu’ils combattirent, et finirent par encercler plus tard pour reprendre un temps le contrôle du port de Marseille. Ce bâtiment des Docks est déjà la séparation ville/port en dépit de la proximité physique qui peut masquer des divergences politiques.

Cet ensemble représente par ailleurs la modernisation technique, il était une tentative d’organiser le travail portuaire selon le modèle de l’usine. D’abord victorieux , il détruisit la corporation des portefaix et l’organisation du travail du vieux négoce, il échoua ensuite notamment à cause de l’intermittence des flux portuaires, à leur irréductible discontinuité que l’on ne pût durablement enfermer dans cet espace. Enfin cet ensemble est liée à d’autres invasions et fractures, il servira le commerce colonial et la décolonisation aussi le déclassera . Décolonisation dont, via le retour des pieds noirs et l’émigration , les quartiers Nord de Marseille se peupleront. Puis le conteneur discrètement présent dans l’un des cadres du polyptyque l’a condamné aux changements d’usage, à la marginalisation. Sa requalification dans le cadre du projet Euromed, met toujours en jeu des relations politiques et économiques, en fait une construction sociale autant qu’un bâti. Son devenir nous fait demander si les échangeurs autoroutiers des périphéries, les barres HLM, ne deviendront pas eux aussi des éléments de patrimoine après une requalification future ?

Ces clichés enfin renversent la vision classique des ports et de Marseille telles que la peinture de Vernet l’a représentée, vue de l’intérieur. Le regard part de la digue du Large vers la ville , et non du quai vers l’horizon marin. Retour réflexif vers un espace devenu intérieur, mais aussipeut-être sur un espace plus influencé qu’influençant, comme un retournement du mouvement colonial qui l’avait fait surgir. C’est aussi du Marseille post colonial dont il s’agit ici . Il y a donc du segment et de l’enclavement dans le centre le plus prestigieux. C’est via une pratique dégagée de la photographie d’architecture qu’Emmanuel Pinard peut ainsi renouveler la vision du centre et de la périphérie.

11-2006