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Brasilia : le vide comme monument

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© Eric Lapierre pour DAM, décembre 2005

J’ai fait mon premier voyage à Brasilia grâce aux photographies d’Emmanuel Pinard, il y a déjà plusieurs années ; mon second, il y a quelques semaines, en me rendant sur place. J’ai ainsi vécu, grâce aux images, l’expérience troublante de me sentir chez moi après treize heures de vol, comme quand on arrive à New York pour la première fois, que le cinéma et la musique ont si fortement inscrit dans la culture populaire mondiale qu’on s’y reconnaît immédiatement dès les premiers pas dans les halls de JFK Airport.

De Brasilia, on ne connaît généralement, avant de s’y rendre, que les images d’Epinal des formes blanches de ce décor de Star Treck désolé. Niemeyer a commencé d’y expérimenter sa seconde manière. Dès la fin des années 1950, il a cessé de servir l’architecture moderne tropicale, comme il l’avait fait magistralement au parc Ibirapuera ou dans l’immeuble Copan, à Sao Paulo, pour se mettre au service d’une écriture formelle tellement singulière qu’elle s’apparente plus au design qu’à l’architecture, plus au décor qu’à la construction.

En regardant Brasilia, Emmanuel Pinard n’a pas succombé à la fascination fétichiste que ces bâtiments exercent généralement sur les architectes et les photographes d’architecture. Et, au lieu de photographier les monuments construits, il s’est concentré sur le principal monument de Brasilia, celui dont on ne parle pourtant jamais : le territoire vide qui est inscrit dans le plan pilote même. Aux formes blanches abstraites qui se découpent sur le ciel bleu comme des oiseaux de pacotille, il a préféré la terre rouge du matos, plateau aride à 1000 mètres d’altitude, qui sert, à la fois, de socle et de personnage principal à Brasilia. Partout, le sol et le vide  sont présents, signifiant, à la fois, la prééminence de la situation géographique sur la ville, et l’impossibilité de cette dernière d’oblitérer celle-ci. La présence du vide exprime aussi la dimension fondamentale de la ville moderne, qui n’a eu de cesse d’écarter au maximum les éléments – éloigner les bâtiments les uns des autres, séparer les flux de circulation, dissocier les constructions des voies, etc. Et, in fine, la présence du sol signifie que l’immense étendue de ce territoire est à l’échelle du pays continent dont il accueille la capitale. Et du fait de son inscription dans la ville, ce sol subit une transformation, minime mais essentielle, en devenant le support de toutes les traces de l’usage des lieux, comme en témoigne les lignes des chemins tracées par les pas des piétons pauvres, comme autant de court-circuit dans les utopiques prévisions des planificateurs.

Eric Lapierre, décembre 2005.